Un monde sans rivage

Entretien écrit avec Hélène Gaudy réalisé par Thierry Maurice
Un monde sans rivage, Actes Sud, Arles, 2019

Diplômée de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, membre du collectif d’écrivains inculte, Hélène Gaudy est l’auteure de cinq romans, de nombreux textes pour la jeunesse et de plusieurs livres d’art. Elle explore à travers son oeuvre l’esprit des lieux et l’identité des paysages, la fonction documentaire dans la constitution d’un récit ou de vies singulières – instances qu’elle considère comme menacées de disparition. Inspirée par des écrivains aussi novateurs que Georges Perec ou W. G. Sebald, elle trouve dans les contraintes formelles des ressources créatives remarquables. Curieuse de l’altérité et des confins, elle a signé, entre autres, L’Art de l’ailleurs (Palette, 2013), un livre illustré sur le rapport des artistes au voyage comme espace de projection et de fantasme.

Publié chez Actes Sud en 2019, Un monde sans rivage est l’histoire-palimpseste d’une expédition attestée dans le Grand Nord qui tourne mal, à la fin du XIXe siècle. Trois explorateurs suédois –Salomon August Andrée, Knut Frænkel et Nils Strindberg – qui tentent de survoler en ballon un hypothétique pôle Nord, s’échouent sur la banquise, s’épuisent trois mois durant à rallier leur objectif pour finalement mourir de froid et de faim au pied de l’île Blanche. Leurs dépouilles, les photographies prises par Strindberg et le carnet d’Andrée ne seront retrouvés, par un extraordinaire hasard, qu’une trentaine d’années plus tard. Entre réflexion sur les traces et projection dans un paysage sans frontières, Hélène Gaudy conçoit les derniers instants de ces aventuriers perdus.

Peut-on considérer que ce projet de livre a été tout entier motivé par votre découverte en 2014, au Musée Louisiana de Copenhague, de photographies issues de l’expédition Andrée?

Le livre est effectivement venu de la confrontation avec les images – des négatifs agrandis posés sur des tables lumineuses dans ce fameux Musée Louisiana. La première source d’étonnement a été leur aspect très singulier : des photographies voilées, littéralement effacées par la blancheur de la lumière et du paysage polaire, marquées par le temps et la glace. Ensuite, c’est leur histoire qui m’a fascinée: quand elles ont été retrouvées par miracle dans les années 1930 sur la bien nommée île Blanche, elles étaient les derniers témoignages de trois explorateurs disparus trente ans auparavant alors qu’ils tentaient de survoler le pôle Nord en ballon. Ils s’étaient, au sens propre, envolés, avant de réapparaître sur ces images: transformés en revenants par la photographie. Leur côté crépusculaire, la lumière étrange qui les nimbaient venaient donc épouser parfaitement l’histoire de ces hommes, fixer non seulement leur figure, mais aussi, d’une certaine manière, leur destin. Ces photographies sont ainsi devenues la matière du livre: pas seulement une source documentaire comme il y en a eu bien d’autres par la suite, mais une sorte de matrice inépuisable à laquelle je suis sans cesse revenue pour scruter leur texture, leur hors-champ, leur mystère.

Vous écrivez: «Ils ont disparu trente-trois ans plus tôt alors qu’ils tentaient d’atteindre le pôle Nord en ballon. Ils s’appelaient Nils Strindberg, Knut Frænkel et Salomon August Andrée. […] On éprouve souvent plus d’intérêt pour ceux qui s’éclipsent que pour ceux qui reviennent, surtout quand le lieu où ils se perdent ressemble à une absence changée en paysage.» Comment expliquez-vous cet intérêt profond et puissant qui est le vôtre, nullement cantonné à ce récit, pour des vies livrées à l’effacement?

Je crois que c’est effectivement mon moteur le plus puissant: retenir quelque part ce qui s’efface, tout en ayant conscience que c’est impossible. C’est à la fois la beauté et l’impuissancede l’écriture: un mouvement voué à l’échec, mais qui embarque malgré tout. C’est pour cela que je suis aussi touchée par le travail de Georges Perec: sa minutie, sa précision, son effort désespéré et joyeux pour que rien ne se perde, même et, surtout, le plus dérisoire — qui, avec le temps, devient souvent le plus précieux. Mes romans tournaient déjà beaucoup autour de l’idée de la disparition. Depuis Une île, une forteresse, sur la ville tchèque de Terezin, qui a été un camp de concentration, quelque chose a changé dans ma position : en m’attelant à des récits dressés à partir d’une matière réelle — un lieu, ses strates d’histoire, la parole des témoins, les archives, etc. — il ne s’agit plus pour moi d’inventer mais de faire avec: avec les traces, avec le peu dont on dispose, avec l’expérience vécue que vont susciter ces récits, ces enquêtes — même si elles ne sont pas très orthodoxes. En marge de la position de toute puissance qui peut parfois être celle de l’écrivain, il s’agit de dépendre des signes, même et surtout s’ils sont rares, et de trouver une manière de les assembler, de créer, à partir des points à relier, une image.

Vous dites à propos de John Hertzberg, l’homme qui révéla les plaques photographiques retrouvées sur l’île Blanche, plus de trois décennies après qu’on avait perdu toute trace de ceux qui s’étaient lancés dans cette quête du pôle: «Il ne faut pas dénaturer le message qu’à travers l’épaisseur du temps on lui a adressé.» Ou, encore, plus avant, au sujet des recherches menées sur ce qui avait pu arriver à ces mêmes naufragés: «c’est une archéologie étrange, qui tente de s’approcher de la vie de ces hommes comme on dévoile d’antiques civilisations». Avez-vous, en tant qu’écrivaine, le sentiment d’accomplir le même type de travail ?

Oui, cela correspond assez bien à ce que représentent pour moi le travail d’écriture et la position singulière, inconfortable mais passionnante, qu’entraînent ce type de matériau. Le document donne de la matière mais il nous oblige aussi: il impose des scrupules, des doutes ainsi que la certitude qu’on ne pourra jamais tout à fait l’épuiser, le comprendre puisque nous ne sommes plus dans le même temps de l’Histoire que ceux qui l’ont produit. Cela suscite une forme de mélancolie en même temps qu’un désir de s’approcher au plus près. Plus largement, cette question de l’archéologie est pour moi le coeur même de l’écriture: creuser sans savoir ce qu’on va trouver, mais en voyant dépasser quelque chose qu’on tente d’exhumer et de rendre visible, y compris à soi-même.

La figure de l’aventurier·ère, celui ou celle qui est capable de «lancer [sa vie] dans le vide», est omniprésente dans Un monde sans rivage. Vous indiquez: «Il en faut quelques-uns à chaque époque, chaque siècle, pour passer les frontières et tomber de l’autre côté […]». Comment pourriez-vous caractériser l’attrait pour l’aventure et l’obsession de la conquête des pays occidentaux à la fin du XIXe siècle, en un temps où demeurent encore sur Terre des lieux intacts?

C’est une époque qui me semble caractérisée par ce grand appétit du monde, qui est aussi un appétit de prédation. Il y a une curiosité insatiable, une envie de tout connaître, de tout posséder. Ces trois explorateurs en sont un bon exemple : même quand ils se retrouvent dans une situation absolument désespérée, ils font preuve d’une très belle curiosité à l’égard du vivant et du paysage: ils ne renoncent jamais à prélever des échantillons, à décrire chaque algue, les différentes couleurs de la glace, etc. En même temps, ils ne cessent de se comporter en prédateurs, même quand ce n’est pas utile à leur survie: ainsi tuent-ils des dizaines d’ours polaires, tellement qu’ils ne peuvent pas porter leur viande et n’en mangent que les meilleurs morceaux, dont le cœur, laissant de nombreux cadavres derrière eux. Il y a comme une volonté de se situer au sommet de la chaîne alimentaire, d’asseoir leur supériorité, doublée de cette curiosité qui ne se transforme jamais en empathie : Andrée consacre plusieurs lignes à s’enthousiasmer de la beauté d’un petit poisson avant de conclure qu’il vient de le tuer à coups de pelle. On est dans un temps où le monde émerveille, suscite la convoitise, où on semble encore le croire inépuisable : un temps où il semble presque du devoir de l’homme de se servir.

Les aventuriers sont les meilleurs représentants de ce rapport au monde: ils jouissent de cette aura, de ces attributs de force et de pouvoir. À travers eux, des nations entières vivent l’aventure par procuration. Mais la mort est souvent le prix à payer pour se maintenir ainsi à la proue des rêves des autres.

Il semble que ces aventuriers du Grand Nord, figures que l’on considère habituellement comme libres, aient été également prisonniers d’un contexte et de certaines attentes. Pourriez-vous nous dire dans quelle mesure?

Ils deviennent effectivement prisonniers de leur propre projet, de leur propre ambition: ils tentent de partir une première fois, suscitant un grand enthousiasme, notamment de la part de leurs financeurs, mais les vents ne sont pas favorables et ils doivent différer leur départ. L’année suivante, ils n’ont plus droit à l’erreur. Il y a beaucoup moins de monde qui vient les acclamer: c’est un peu l’expédition de la dernière chance. Andrée, le chef, a de bonnes raisons de savoir qu’ils ont peu de chances de s’en sortir, mais il le garde pour lui et scelle leur arrêt de mort à tous les trois.
Cette expédition est loin d’être un cas isolé. De très nombreux explorateurs ont ainsi fait les frais des attentes qu’ils avaient eux-mêmes cherché à susciter, jusque dans les années 1960 avec l’exemple du navigateur Crowhurst, qui s’embarque dans un tour du monde à la voile sur un bateau qu’il sait défaillant, parce qu’il est criblé de dettes et qu’il a toute une ville derrière lui. Il y a cette idée très forte que quelques hommes doivent se sacrifier pour la bonne cause et que ce sacrifice est en lui-même une source de joie: c’est ce qu’écrit Andrée au début de son journal, sans donner toutefois à ses compagnons les moyens de décider par eux-mêmes s’ils partagent son enthousiasme pour ce qui reste, aussi, une forme de mort volontaire…

Au fil de votre récit se donnant comme une libre interprétation d’une mission qui échoue, l’adverbe «peut-être» apparaît très souvent. Comment expliquer sa récurrence?

Je prends le document, en l’occurrence la photographie, comme une masse inépuisable de possibles. C’est ce qui m’intéresse: le fait qu’elle suscite des interprétations multiples, qui évoluent aussi selon l’époque et le regard qu’on pose sur elle. J’en tire donc forcément des «peut-être», des suppositions qui, pour certaines, s’imposent suffisamment, en tout cas je l’espère, pour qu’on ait envie d’y croire, pour qu’on sente ces potentialités réellement incluses dans l’image qui les fait naître. Cette croyance est la part de fiction du livre : ne pas inventer, mais croire davantage en certaines versions qui, du coup, prennent de l’ampleur, finissent par exister. Mais je ne cherche jamais à les faire passer pour des vérités.

La construction de votre récit est fragmentée. Elle s’organise autour d’un faisceau de scènes et d’histoires, distinctes mais concordantes, d’allers et retours temporels. Comment et pourquoi ces choix formels se sont-ils imposés à vous?

Je voulais vraiment regarder ces images par le maximum d’angles possibles: remonter au désir qui a mené à leur prise, chercher le regard du photographe, celui des hommes qui y figurent, puis de celles et ceux qui les ont développées, archivées, observées.
L’instantanéité des images condense toujours les multiples strates qui ont permis leur apparition. Ces photographies en sont un exemple particulièrement parlant puisqu’elles continuent, après leur prise, une fois enfouies dans la glace, à prendre la marque du temps et du paysage, avant de donner aux explorateurs une seconde vie lorsqu’on les met au jour avec trente-trois ans de retard. À elles seules, elles créent toute une constellation, un kaléidoscope de temporalités et de regards auquel le roman essaie de donner corps. C’est cette myriade de points de vue qui finit, même s’il reste toujours des pans inexplorés, par faire exister les images dans leur complexité.

Pendant ce projet d’écriture, vous avez été la co-commissaire d’une exposition d’art contemporain, Zones blanches. Récits d’exploration, traitant notamment du décalage entre le voyage et la manière d’en rendre compte. Comment évaluez-vous cet écart dans le cas de l’expédition Andrée?

Dans les photographies comme dans les journaux d’expédition qui ont été retrouvés avec les corps des explorateurs, on constate cet écart immense entre ce qui est montré, ce qui est dit et ce qu’on imagine être la réalité de ce qu’ils ont vécu — avec, encore une fois, un doute sur la manière même dont nous pouvons, tant de temps après, l’entrevoir.
Ce qui est certain, c’est qu’ils sont morts: leur marche pendant trois mois sur la banquise est une marche vers cette mort. Pourtant, ils ne disent ni ne montrent jamais rien de la dégradation de leur corps, de leurs souffrances physiques et morales. Les images comme l’écriture les gomment complètement: ils sont toujours fiers, curieux, pleins d’allant et d’espoir. Bien sûr, les traces qu’ils laissent et même qu’ils fabriquent sont aussi là pour la gloire: ils y déposent d’une certaine manière l’expédition qu’ils auraient aimé vivre ou, du moins, son versant acceptable. Mais l’utilité de ce récit n’est pas uniquement de garantir leur passage à la postérité. Sans doute est-il aussi ce qui les fait tenir, ce qui leur permet, au jour le jour, de transformer leur déroute en aventure. Le plus intéressant dans un récit, c’est peut-être sa capacité à être actif au présent: ne pas seulement constituer un rappel du passé ou un espoir pour l’avenir, mais modifier en direct la vie qu’il est en train de raconter.
Si l’écart est immense entre ce qu’ils vivent et ce qu’ils veulent bien montrer, cet écart est précisément le lieu où se loge l’écriture : j’ai essayé de ne pas être tout à fait dupe, mais jamais non plus dans la négation de leur récit. Il ne s’agit pas de dire que la vision qu’ils proposent n’est pas juste ou pas «vraie». Il s’agit de la livrer en rendant sensible l’inquiétude, le tremblement qu’induit cet écart – et de s’y loger pour écrire.

L’expérience du voyage est fonction d’un moyen de déplacement. En l’occurrence, il s’agit du ballon à air chaud (ou aérostat). Que nous dit cet engin sur la nature du voyage concerné?

Salomon August Andrée, le chef de l’expédition, est un homme très pragmatique, avec le côté délirant que prend parfois le pragmatisme poussé à l’extrême. C’est un scientifique, un homme d’action qui cherche un moyen de transport à la fois efficace et symbolique et, surtout, quelque chose que personne n’aurait jamais fait avant lui: passer au-dessus du pôle Nord en ballon, y lancer une balise pour attester leur passage et prendre des photographies aériennes afin de cartographier la zone. Il a donc pour but de posséder un territoire ou, du moins, d’entamer sa possession, mais sans y poser un pied. C’est une expédition très légère, dans tous les sens du terme: peu d’hommes, un engin on ne peut plus aérien et, semble-t-il, un certain manque de préparation.
Ils ont ce côté gentlemen explorateurs avec leurs vestes de tweed, leurs bouteilles de champagne, leur rêve d’élégance et de légèreté. Quand le ballon s’écrase sur la banquise, l’expédition bascule dans l’exact envers de ce qu’ils recherchaient: ils se retrouvent à pied, à traîner leur lourd chargement, dans un véritable corps à corps avec le paysage qu’ils pensaient survoler. Leur périple n’aura plus rien de léger. L’appareil qui devait servir à prendre des photos aériennes devient un œil braqué sur leur vie quotidienne. Ils font preuve d’une formidable capacité d’adaptation en se lançant avec tant d’enthousiasme dans un calvaire à ce point éloigné de l’aventure qu’ils projetaient. Mais même si son issue est tragique, c’est aussi cette sortie de route, ce face-à-face avec un territoire sauvage, hostile et superbe, qui crée, comme ils l’écrivent parfois, des moments d’une grande intensité.

La description littéraire du paysage occupe une place prépondérante dans l’économie de votre texte. Comment avez-vous procédé pour saisir de façon aussi nuancée une région, le pôle Nord, que l’on fantasme comme un écran blanc? Avez-vous dû mener, à l’instar de l’explorateur britannique Ernest Shackleton, votre propre «blanc combat»?

Je trouve paradoxalement plus facile ou, en tout cas, plus intéressant de décrire des lieux où a priori on ne voit pas grand-chose, où il faut chercher pour déceler des variations. J’ai par exemple écrit un roman jeunesse qui se passait tout entier dans un cagibi. Cet espace restreint m’avait aidée à en chercher toutes les potentialités. Je trouve ça très stimulant pour l’écriture: cela met dans une position de guet, de recherche du moindre mouvement, du moindre accident, de la moindre anfractuosité. Dans le cas d’Un monde sans rivage, cette position est d’abord celle des explorateurs eux-mêmes: pendant leur longue marche, ils ne cessent de noter, de prélever le peu qui échappe à la blancheur obsédante, pour se rattacher au monde qu’ils ont quitté. Dans ces circonstances, chaque détail prend une importance, une force qu’il n’aurait jamais eues ailleurs. Ce blanc combat est donc le leur, mais il a été passionnant à suivre, à tenter d’épouser.
Sur un plan plus métaphorique, le blanc, c’est la disparition, le vide, l’effacement. Avec la fonte des glaces qui fait qu’aujourd’hui, au Spitzberg, le paysage qui les a effacés, en été, n’existe plus, c’est le blanc qui, à son tour, disparaît. Il y a quelque chose d’assez vertigineux à envisager l’effacement même du symbole de l’effacement: la disparition de la glace, avec les conséquences écologiques que l’on connaît, mais aussi celle des zones blanches, de l’inconnu, du mystère. Écrire sur ce lieu-là, c’était donc à la fois chercher ce qui échappe à l’effacement et tenter de fixer cette blancheur, ce mystère, lui-même menacé de disparition.

Que nous apprend le pôle Nord sur le rapport entre le temps et l’espace?

Dans les paysages que l’on connaît, le passage du temps est marqué par les saisons, elles-mêmes indiquées par des changements familiers: les feuilles qui poussent puis qui tombent, la couleur de la végétation, etc. Au pôle Nord, en tout cas avant la fonte des glaces, les marqueurs du temps se réduisent, finalement, à la lumière : souveraine, omniprésente ou totalement absente, c’est elle qui modifie l’espace, le surexpose ou le fait, à nos yeux, disparaître.
Ce rapport à la lumière modifie bien sûr le rapport au temps. Quand je suis arrivée au Spitzberg, il était trois heures du matin, il faisait clair comme en plein jour. Cela donne l’impression assez grisante qu’il n’y aura pas de fin à la journée qu’on est en train de vivre. Je n’y suis pas allée l’hiver et je peine donc à imaginer l’impression inverse que l’on peut avoir quand le jour ne commence jamais…
Pour les explorateurs, tout se mêle: la marche, le jour sans fin, la lumière permanente, jusqu’à l’automne où les jours et les nuits retrouvent leur alternance. Ils vont mourir littéralement avec la lumière : juste avant la complète nuit polaire. Leur expérience extrême montre à quel point nos corps sont intimement liés aux paysages où ils évoluent et à leurs lois singulières.

À l’heure où «la grande entreprise d’apprivoisement du paysage», du moins terrestre, semble être close, où situez-vous la possibilité du voyage et de l’aventure?

On a longtemps associé le voyage à la découverte : tout voir, tout connaître, entreprise qui, paradoxalement, a fini par rendre impossible ce type d’aventures. On a longtemps vécu dans l’illusion que le monde était inépuisable et on se retrouve brutalement confrontés à la finitude de ses ressources et même de notre capacité à l’imaginer, à faire évoluer nos conceptions.
Il me paraît extrêmement important aujourd’hui que le monde continue à comporter des zones blanches, des lieux qui échappent à notre regard. Peut-être l’invisible devient-il plus essentiel que le visible. Cela comporte des contradictions parce que je suis la première à ressentir ce désir de découverte, de déplacement, de dépaysement. Je ne pense pas qu’il faille forcément renoncer aux voyages, en tout cas je l’espère, mais je crois qu’il faudra accepter que l’aventure qui nous attend consiste aussi à laisser vivre des lieux sans nous, à l’abri de notre mainmise et de notre regard, et que cette part secrète du monde est nécessaire à la survie comme à l’imaginaire.

Retrouvez ici l’entretien écrit 

En partenariat avec Payot Libraire

Intervenant·e·s

Hélène Gaudy

Modération

Thierry Maurice

  • Du 16 au 28 mars
    Genève